Il était là, toujours. Chaque vendredi, à 16 heures précises ; après sa dernière heure de cours. Un homme assez grand, aux muscles saillants, la verve sans détour. La trentaine à peine, le visage blafard, des cernes sous les yeux. Il ne devait pas dormir plus de trois ou quatre heures par nuit, et semblait nerveux. Il se postait devant elle, de la même façon toujours, les paumes posées à plat sur le vaste bureau, et le buste incliné. Le regard inquisiteur, les dents serrées.
«
Vous avez trouvé ? »
Elle, la brune incendiaire aux tenues soignées, elle ne le regardait jamais. Pas avant d'avoir rangé ses affaires, et bouclé sa mallette sur un paquet de copies qu'elle mettrait des heures à corriger.
«
Ne vous avais-je pas dit que je vous préviendrais ? »
Elle est sévère, fatiguée. Un regard furtif en direction de la montre attachée à son poignet, indique qu'elle est pressée. Imperturbable, elle abaisse pourtant les stores de l'amphithéâtre et éteind les lumières.
«
Vous avez l'air très occupée ». Piquante ironie dans sa voix éraillée. «
Vous m'avez peut-être oublié ».
Depuis plusieurs semaines, leurs rencontres étaient un rituel. Il était si prévisible, si entêté... comment l'
oublier ?
Ses talons claquent sur le sol dallé. Il la suit dans les couloirs et les salles administratives, où elle dépose quelques papiers. Elle a ce qu'il veut, mais elle hésite à lui donner...
«
J'allais vous téléphoner ». De sa poche, elle extirpe un imprimé plié en quatre, froissé, sur lequel d'innombrables notes ont été griffonnées.
«
Vous... vous l'avez ?! » Son visage se fend d'une mimique ébahie sous sa barbe hirsute, ses sourcils arqués témoignant de la colère qu'il éprouve en parallèle d'un profond soulagement.
«
Depuis quand ?! Vous saviez que c'était urgent, vous comptiez... »
Le ton monte, elle le coupe. Et met fin à la ronde de regards indiscrets qui les sondent.
«
Ca suffit. Vous seriez aimable de ne pas vous faire remarquer. » Sur le papier, quelques symboles, une traduction. Des adresses, et ce qui ressemble à... des instructions.
«
J'ai dû importuner une demie-douzaine de personnes pour tout obtenir. Et je suis bien aimable de l'avoir fait, à défaut d'avoir porté plainte pour harcèlement. Sans parler des nuits blanches à faire des recherches... »
«
Vous voulez une médaille ?! Des vies sont en jeu je vous rappelle. Je ne fais pas ça pour m'amuser ! »
C'était le discours qu'il lui répétait. Encore et encore. Elle n'en croyait pas un mot, mais elle avait choisi de l'aider. Car son histoire l'avait tout à la fois dépitée, et intriguée. Des Démons, des Âmes à sauver... Elle avait cherché pour lui un moyen d'en venir à bout, du moins, d'après les récits qu'elle avait à disposition.
«
Maintenant que vous avez ce que vous voulez, allez vous-en. C'était le marché, vous vous souvenez ? Ces informations en échange d'une paix durable. Je ne veux pas vous revoir, jamais. »
Mais, elle l'avait revu. Il l'avait entraînée, elle s'était prise au jeu. Et elle en avait payé le prix.*
6 mois plus tard.
30 avril 2012, Saint Vincent Medical Center. Le blanc aseptisé d'une chambre d'hôpital. L'odeur insupportable, le va-et-vient dans les couloirs. Le compte-goutte d'une perfusion, et l'aiguille, satané supplice, enfoncée jusqu'à l'os au creux de son poignet. Ses paupières retombent à mesure qu'elle les ouvre. La lumière est infecte, agressive. Braquée sur elle, comme sur la preuve évidente d'une scène de crime.
«
Vous m'entendez ? »
La silhouette d'une infirmière se détache du halo. Un peu ronde, plutôt jolie. Pimpante, et souriante, pleine d'énergie. Tout l'inverse de ses patients valétudinaires et comateux.
«
Bien. Vous avez dormi longtemps... mais vous semblez aller beaucoup mieux. Vous pouvez parler ? »
Aucun son ne sort de sa bouche, elle a beau essayer.
Gorge qui brûle et palais engourdi.*
«
Le médecin va venir pour vous examiner ».
Le sourire aux lèvres, mais la mine attendrie, l'infirmière ferme la porte derrière elle. Sa patiente a repris ses esprits, et une conversation s'impose. La pitié assombrit son regard comme elle s'installe au bord du lit.
«
Depuis... combien... de temps ? » Pas un mot, pas un bruit. Les rôles s'inversent et le silence s'éternise.
«
Ca va faire trois mois, Miss Fowler. Nous sommes le 30 avril et vous êtes arrivée le 5 février. »
Tellement de temps que cela lui semble ne pas pouvoir être vrai. Ses yeux pâles s'attardent un moment sur un bouquet de fleurs fanées. Et soudain, la panique, effroyable prise de conscience : «
Mon... mon fils ? »
Elle veut se débattre, quitter l'endroit, se mettre à sa recherche, hurler. Mais elle est trop faible, ne serait-ce que pour tenir sur ses pieds.
«
Vous ne vous souvenez de rien ? Vous étiez consciente, quand vous êtes arrivée... »
Déjà présente, la douleur s'accroît.
Le cauchemar n'en était pas un. Ni le sang sur son visage, ni la croix, le bloc de marbre et l'épitaphe, au fond du jardin.
Elle devine, et son cœur pèse dans sa poitrine. «
Je suis vraiment désolée... »
Elle veut se débattre, quitter les lieux, se mettre à crier. Mais elle est trop faible. Trop faible et dévastée.
«
...Il n'a pas survécu ».
*
7 février 2015.Et le verre claque sur le bois, une seconde fois. 10 ans d'âge, c'est une bouteille familiale. Un souvenir de Louisiane, quelques instants volés. Et le liquide ambré qui s'écoule dans sa gorge lui rappelle la chaleur des étés. Le parfum des orangers dans Garden District, des plats français du Vieux Carré... Et les couleurs des maisons de Treme. Des souvenirs d'enfance heureux, des vacances où il rit lui aussi.
Son paradis.
Un peu d'alcool pour commémorer un piètre anniversaire. Un verre de rhum sur un vaste bureau, au milieu des livres, des innombrables notes et des manuscrits. Un écran de portable couvert de symboles, des armes... et dans un coin, un paquet de copies.
De sa poche, elle extirpe un téléphone dernier cri. Il vibre encore, elle raccroche. Et daigne enfin écouter ses messages.
C'est maman, ma chérie. J'espère que tu vas bien, et que tu ne te laisses pas aller. C'est mon troisième appel de la journée. Je commence à m'inquiéter. Je t'en prie, rappelle moi. Ne t'inquiète pas du décalage horaire. Je t'aime.Le combiné se détache de l'oreille. Elle rappellera, plus tard. Quand elle aura terminé son travail, et... pansé sa blessure.
Son regard hypnotique s'attarde justement sur l’infâme cicatrice. Stigmate d'une dernière chasse, la troisième en deux années d'enquêtes et de lutte. Rien d'exceptionnel ; de petites affaires dans lesquelles elle peut rester discrète, et poursuivre en parallèle la dispense de ses cours à l'Université.
De quoi justifier sa présence ici-bas. S'expliquer pourquoi elle était toujours là après avoir perdu son fils dans un accident de voiture auquel elle, avait survécu.
Son fils. Ce dommage collatéral, sa punition pour avoir fourré son joli nez dans des affaires démoniaques et malignes... Elle en avait besoin. Pour se donner une bonne raison de tenir debout, d'avancer. Parce qu'elle refusait d'abandonner. Pas après ce qu'
ils avaient fait. Plus maintenant qu'elle n'avait plus rien à perdre.